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14 octobre 2020

Le modèle standard du deuil, de Freud à aujourd’hui : un virage à 180 degrés

Il y a un siècle, en 1917 exactement, Freud écrivait son livre deuil et mélancolie. Ce livre a donné naissance à une conception du deuil qu'on va appeler le modèle standard du deuil.

Mais depuis Freud, la manière dont on comprend le deuil a évolué. Et les idées qu'on a aujourd'hui sur le deuil sont totalement opposées à celles qu'avaient Freud et les psychanalystes de l'époque.

Vous allez assister ici à un revirement à 180 degrés ! 

Le modèle standard du deuil

On pourrait résumer ce modèle standard du deuil de la façon suivante : le deuil est un processus universel, qui se déroule uniquement à l'intérieur du mental de la personne endeuillée.
Il doit conduire progressivement au désinvestissement total de la personne décédée. Cela veut dire que lorsque ce travail de deuil est terminé, tous les liens au défunt doivent être rompus.
Et la personne en deuil doit retrouver son fonctionnement d'avant le décès.

Voyons plus en détail les 9 principales croyances de ce modèle standard du deuil. Après la description de chacune de ces croyances, je vous dirai quelques mots sur la vision très différente que nous en avons aujourd'hui.

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Le deuil est universel / Il varie selon la culture et l'époque

Le deuil est un processus psychologique, conforme à une norme, avec des caractéristiques spécifiques que l'on peut identifier. Freud pense même que le deuil tel qu'il le décrit est universel.

Aujourd'hui, on sait qu'il n'existe aucun processus de deuil universel. Chaque individu réagit à la perte d'un être cher d'une manière unique qui dépend de la personne, de sa personnalité, de son environnement familial, social et culturel, de sa relation au défunt, de son époque.

Redevenir comme avant / Se réorganiser

L'objectif du deuil est de vous ramener à votre état d'équilibre. C'est à dire que vous devez recommencer à fonctionner comme avant le décès de votre proche.

Aujourd'hui, on pense que le processus de deuil ne vous ramènera pas à l'état dans lequel vous étiez avant la perte.
Le deuil implique plusieurs transformations, c’est-à-dire une réorganisation. Réorganisation de votre identité et de votre relation avec le défunt.
En effet, le deuil est un processus créatif qui conduit à des changements.

Le deuil est privé / Il est relationnel et social

Le processus de deuil se déroule exclusivement dans votre esprit.
C'est donc un processus privé, personnel.
En effet, Freud voyait l'esprit comme un système fermé, compartimenté et traversé par des courants énergétiques.

Aujourd'hui, on ne voit plus le deuil comme un processus privé qui se déroule uniquement dans notre esprit.
En effet, la vie psychique est profondément relationnelle et ancrée dans l'environnement social. Et le travail de deuil se fait rarement dans l'isolement, car d'autres endeuillés et beaucoup d'autres personnes interviennent.
En fait, le processus de deuil est toujours intégré dans une culture et influencé par les croyances et les rituels de la société. Les autres et le milieu socio-culturel facilitent ou perturbent la bonne évolution du deuil.

Le deuil est purement physique / Il permet de communiquer

Les émotions du deuil viennent des profondeurs de l'inconscient.
Par exemple, le chagrin est vu comme une force surgissant de l'intérieur. Il serait uniquement le résultat d'une réaction corporelle, physique liée à la disparition de l'être aimé.
Le chagrin est donc très éloigné de la pensée ou du langage, et n'a pas de fonction de communication.

Aujourd'hui, on ne voit plus les émotions du deuil comme des manifestations de processus privés mais comme des tentatives pour communiquer.
Même si vous êtes replié dans votre deuil, vous vous battez en fait pour maintenir une relation, que ce soit avec une représentation intérieure du défunt ou avec votre environnement familial et social.
Le chagrin sert donc aussi à préserver ou à restaurer une connexion interpersonnelle.

Le deuil est standardisé / Chaque deuil est unique

Un deuil normal progresse à travers des étapes pendant lesquelles vous devez réaliser certaines tâches. Ce qui veut dire que le déroulement du deuil est standardisé.
Et tout ce qui est personnel ou qui sort du moule est anormal.

Aujourd'hui, on a renoncé à cette conception d'un deuil constitué d'étapes.
Les modèles comme celui de Kübler-Ross sont donc inappropriés.

D'autres modèles ont été développés. Par exemple, celui de Thérèse Rando qui voit le deuil comme un ensemble de 6 sous-processus : reconnaitre la réalité de la perte, réagir à la séparation, se rappeler le défunt, renoncer à l'ancienne vision monde, se réajuster dans un nouveau monde, et réinvestir sa vie.

Ou le Dual-Process-Model qui voit le deuil comme la confrontation avec des stress liés à la perte (le manque du défunt, parler de lui, se rappeler des souvenirs, etc.) et des stress liés aux pertes secondaires (problèmes financiers, changement d'habitation, changement d'identité et de rôles, etc.). Ce modèle décrit le deuil comme la nécessaire oscillation entre des moments où on se confronte à la douleur du deuil et de la perte, et des moments où on évite cette confrontation pour se distraire, penser à autre chose ou développer de nouvelles compétences. Ce modèle permet aussi d'expliquer pourquoi les hommes et les femmes ont souvent des manières différentes de vivre leur deuil. Il éclaire également les différences culturelles dans l'expression sociale du deuil.

Vous comprenez pourquoi chaque deuil est unique.

Seule la tristesse compte / La joie et le plaisir aussi

Les émotions du deuil sont limitées à la tristesse et à l'abattement. De plus, pour que votre deuil soit réussi, vous devez montrer votre tristesse.
Par contre, la joie, le plaisir ou l'humour sont des émotions anormales ou des résistances au deuil.

Aujourd'hui, on sait que le deuil peut s'accompagner de nombreuses autres émotions que la tristesse. Vous pouvez ressentir de la joie, du plaisir ou faire preuve d'humour sans que ce soit anormal ni interprété comme des résistances au deuil.

Couper tous les liens / Rester connecté

Le but principal du deuil c'est de vous détacher de la personne et de couper tous les liens d'attachement qui vous relient à elle.
Donc si vous restez attaché au défunt, c'est pathologique. Si vous percevez le mort comme une présence vivante, avec lequel vous maintenez un dialogue, et bien c'est anormal dans ce modèle standard !
Les personnes qui continuent d'être tristes ou qui maintiennent une relation au défunt souffrent donc d'un deuil non résolu, voire pathologique.

Aujourd'hui, on ne voit plus le deuil comme un détachement complet du défunt, mais comme la réparation d'une relation intériorisée entre soi et le défunt.
Il s'agit de créer une continuité, une nouvelle relation avec le mort. Cette continuité a une dimension psychologique ou spirituelle et non plus corporelle, physique.
Donc, le deuil n'implique pas la rupture d'un lien mais la transformation de l'attachement en une présence intérieure persistante.
L'objectif est de survivre sans l'autre tout en profitant d'une continuité persistante malgré sa disparition.

Par contre, si vous avez été maltraité par un proche, rien ne doit vous obliger à conserver des liens avec lui après sa mort.

Seule la libido compte / Le sens aussi

Le sens que vous donnez à la mort de votre proche et à ce que vous êtes en train de vivre ne compte pas et n'a pas de rôle moteur en lui-même dans votre deuil. Il ne fait que favoriser ou freiner votre travail de deuil.
Ce qui importe dans le modèle standard, c'est comment la libido, l'énergie psychique, se détache du défunt pour être réinvestie sur d'autres personnes.

Aujourd'hui, on pense que le sens, la signification que vous donnez à la perte, que ce soit comprendre les conditions de la mort de votre proche ou comprendre ce que vous ressentez, est primordial dans l'évolution même de votre deuil.
Chercher un sens, tenter de comprendre, construire un récit cohérent, faire appel à des explications pratiques, médicales, symboliques, spirituelles ou religieuses par exemple, est souvent bénéfique.

Le deuil a une fin / Il ne se termine jamais

Le processus normal du deuil doit vous conduire à une pleine résolution de votre deuil. Donc vous devez, à un moment donné, réussir à retirer toute l'énergie psychique du défunt pour la réinvestir ailleurs. En définitive, vous abandonnez votre attachement au défunt.
La douleur disparait et vous pouvez vous investir joyeusement et de manière productive dans de nouvelles relations.
En résumé, un deuil normal doit aboutir à une totale résolution et dans un délai défini. Il est donc fermé et ne doit plus évoluer.

Aujourd'hui, on pense que le deuil ne se termine jamais.
Si on n'est plus obligé de se détacher totalement de la personne décédée, comme on l'a vu, alors on n'a plus besoin de définir un point final au deuil. Vous pouvez donc être en deuil toute votre vie.
Cette nouvelle vision du deuil permet de relier le deuil aux étapes du développement et aux crises de la vie. Par exemple, une perte vécue dans l'enfance peut être réactivée à l'âge adulte, tout comme une nouvelle perte peut réactiver d'anciennes pertes.
Tout ceci montre que la signification que vous donnez à la mort d'un proche n'est pas résolue une fois pour toutes. Donc vous pouvez continuer à réfléchir sur le sens de cette perte pendant tout le reste de votre vie.

Changer de modèle

Voilà. Vous voyez pourquoi nous devons abandonner le modèle de Freud et des psychanalystes qui l'ont suivi pour développer des modèles très différents, ancrés dans la relation aux autres.

Le deuil vu par Freud n'est pas un modèle général valable pour tous. En effet, il est très marqué par les conceptions du deuil qui existaient en Occident et à son époque, ce qui est normal. Nous devons donc en faire le deuil pour investir d'autres modèles plus adaptés à notre époque et à nos connaissances actuelles !

Ce changement de modèle permet aussi aux divers accompagnants et thérapeutes d'apporter aux personnes en deuil un environnement plus sécurisant, moins coercitif et plus empathique.

A bientôt pour une autre vidéo.

Bibliographie

New models of bereavement, Theory and treatment, George Hagman, Routledge, 2016

Zech, Emmanuelle. The Dual Process Model in grief therapy. In: Neimeyer, R. A., Techniques of grief therapy: Assessment and intervention, Routledge : New York 2016, p. 19-24


    Francois Louboff

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