La trahison dans les agressions sexuelles de l’enfance

Introduction

J’ai rencontré de nombreuses personnes qui ont été victimes de ce qu’on a l’habitude d’appeler des abus sexuels. J’en profite pour vous rappeler que des associations militent pour ne plus employer l’expression bus sexuel mais celle d’agression sexuelle de l’enfance.

Mais contrairement à ce que peut évoquer ce mot, de nombreuses agressions sexuelles ont lieu sans violence, sans terreur. Et parfois même avec douceur. Et quand le corps est caressé, sans violence, la victime peut ressentir des sensations agréables qui seront sources par la suite d’une profonde culpabilité.

Ce qui m’a interrogé, c’est que ces agressions sexuelles de l’enfance ont provoqué, des années plus tard, de véritables syndromes de stress post-traumatiques, alors qu’il n’y avait eu ni violence ni terreur.

Syndrome de stress post-traumatique sans violence : un paradoxe ?

Or pour poser le diagnostic de stress post-traumatique, la victime doit avoir été exposée à la mort, à des blessures graves, ou à la violence sexuelle, donc à une expérience de peur voire de terreur, que ce soit comme victime directe ou comme témoin.

 Par exemple un accident de voiture, un viol, une agression ou un tremblement de terre.

Alors, comment comprendre ce paradoxe ? Pourquoi certaines agressions sexuelles de l’enfance, commises avec douceur et sans violence, peuvent-elles induire des années plus tard un véritable stress post-traumatique ?

La réponse, je l’ai trouvée dans ce qu’on appelle la théorie du traumatisme de la trahison, qui a été développée par une psychologue américaine qui s’appelle Jennifer Freyd.

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La théorie traumatique de la trahison

Deux dimensions indépendantes du traumatisme

Que dit cette théorie ? Et bien que les événements potentiellement traumatiques ont deux dimensions distinctes : d’un côté, la menace de mort ou la peur, et de l’autre côté, la trahison sociale.

Le trouble de stress post-traumatique est donc le résultat de ces deux dimensions indépendantes du traumatisme.

Regardez ce petit schéma…

Modèle bi-dimensionnel du traumatisme de Jennifer Freyd

La menace vitale, associée à la peur, active le système nerveux autonome sympathique, ce qui entraine des symptômes d'anxiété, d'hyperactivation physiologique comme la tachycardie ou l’hypervigilance, et des souvenirs intrusifs, comme les flashbacks.

Et la trahison sociale est liée aux symptômes de dissociation, d'engourdissement et d’amnésie, qui sont plutôt associés à l’activation du système parasympathique, le fameux nerf vague, et plus précisément sa branche dorsale.

Comme ces deux dimensions sont présentes dans beaucoup d’événements traumatiques, et bien de nombreuses personnes présenteront ces deux catégories de symptômes.

Par exemple, certains événements, comme la plupart des catastrophes naturelles, sont essentiellement associées à de la peur, alors que d'autres, comme la maltraitance physique, impliquent presque toujours la peur et la trahison.

Quant aux agressions sexuelles, elles peuvent provoquer de la peur quand elles sont violentes. Mais quand un père, par exemple, fait poser ses enfants pour des photos pornographiques ou commet des attouchements sans violence, il peut ne pas y avoir de peur. Par contre, il y aura trahison.

Les quatre facteurs de Finkelhor, encore !

David Finkelhor, en 1985, avait déjà compris que la trahison était impliquée dans l’aspect traumatique des agressions sexuelles de l’enfance.

Il expliquait cet aspect traumatique par l’action de quatre facteurs : la sexualisation traumatique, la stigmatisation, l’impuissance et la trahison. Je vous renvoie à l'article et la vidéo dans laquelle je les détaille.

Et ces 4 facteurs ne sont pas nécessairement liés à la violence ni à la terreur.

Des traumatismes complexes

Gardons toutefois à l’esprit que les traumatismes relationnels, c'est-à-dire les événements traumatiques qui se produisent dans le cadre d'une relation durable et qui impliquent la trahison de liens importants, comme l'inceste, les violences conjugales ou les violences psychologiques, sont ce qu’on appelle des traumatismes complexes.

Et en plus des symptômes de stress post-traumatique, ces traumatismes complexes provoquent des difficultés de régulation émotionnelle, des perturbations importantes dans les relations avec les autres, et une perception de soi très négative qui se manifeste entre autres par la honte, la culpabilité et une mauvaise estime de soi. 

Face à la trahison

Alors, comment comprendre les effets traumatiques de la trahison ?

Sauvegarder le lien d’attachement

J’ai déjà parlé de l’attachement, ce lien vital entre l’enfant et les personnes proches qui sont censées prendre soin de lui, le protéger et l’encourager à explorer le monde.

Et bien si l’enfant est victime d’une agression de la part de ce qu’on appelle une figure d’attachement, donc le plus souvent un parent, il doit rester inconscient de l’agression, donc inconscient de la trahison, en partie ou en totalité, pour préserver ce lien d’attachement nécessaire à sa survie.

La détection des tricheurs

Deux psychologues évolutionnistes très connus, Leda Cosmides et John Tooby, ont montré que nous avons développés, au fil de l’évolution, une capacité spécialisée qui nous permet de ressentir quand d’autres personnes essayent de profiter de nous, en particulier dans des situations d’échange social, de contrat social.

Ils l’ont appelée la capacité de détection des tricheurs. Et la trahison est une sorte de tromperie, de tricherie.

Ces contrats sociaux peuvent concerner l’éducation des enfants, la fidélité ou l’amitié par exemple. Sans avoir besoin de vous engager par écrit ou même de l’exprimer, vous êtes censés prendre soin de vos enfants et leur apporter la sécurité nécessaire pour qu’ils se développent bien. Tout comme vous êtes censés ne pas tromper votre partenaire ni trahir vos amis.

Et comme nous risquons la trahison à chaque contrat social, la capacité à détecter les tricheurs est devenue une compétence de survie très importante car elle permet de réduire la probabilité d'être trompé.

Que faire face à une trahison ?

Vous connaissez les réactions possibles face au danger : combattre, fuir, ou se figer. Et bien elles s’appliquent aussi face à la trahison. Nous pouvons affronter la personne qui nous a trahi ou la fuir en nous retirant de la relation. Ces deux solutions peuvent nous protéger des conséquences négatives de la tromperie.

Mais dans certaines circonstances, détecter la trahison peut être dangereux pour la survie.

Car que se passe-t-il si nous sommes dépendants de la personne qui nous a trahis ?

Face à une trahison, il serait logique de rompre le lien avec celui qui a violé notre confiance. Mais pour la personne dépendante, se confronter au tricheur ou le fuir risquent d’aggraver sa situation car ces réponses ne favorisent pas l'attachement ni les soins. De plus, l’enfant est dans l’incapacité de couper le lien puisque son système d’attachement le pousse au contraire à le maintenir. Lien qui de toute façon lui est indispensable pour vivre puisqu’il est dépendant physiquement et psychologiquement.

Pour protéger sa relation d’attachement, et donc sa survie, la victime a donc intérêt à désactiver ce processus de détection des tricheurs pour ne pas être consciente de la trahison ; elle doit devenir aveugle à cette trahison.

La cécité de trahison

C’est ce que Jennifer Freyd appelle la « cécité à la trahison ».

L’enfant maltraité par un parent va donc ignorer la trahison, en isolant hors de sa conscience les informations concernant la maltraitance. Ce qui lui permet de ne pas mettre en danger le fonctionnement du système d’attachement.

Puisqu’il est devenu "aveugle" à la trahison, l’enfant est incapable d’identifier que ce qu’il vit c’est de la maltraitance. Cette cécité à la trahison ou cette inconscience de l'agression permet de maintenir l'attachement entre l'enfant et la personne qui s'occupe de lui. L'enfant peut continuer à lui faire confiance et à dépendre d’elle.

La cécité à la trahison a donc une valeur adaptative et elle permet de comprendre pourquoi les enfants recherchent et acceptent la proximité de la personne qui les maltraite.

Et plus la victime est proche et dépendante de l’agresseur, plus le degré de trahison est fort, et plus forte sera la cécité de trahison, c’est-à-dire l’amnésie ou la non conscience de l’agression.

Par contre, si la maltraitance implique la force, la violence ou la douleur, la victime ressentira moins de trahison. Le degré de trahison ressenti par les victimes est donc proportionnellement inverse à la violence de l'agression.

Pas que les parents et pas que les victimes

Mais la dépendance n’est pas réservée exclusivement aux parents. Elle peut concerner les membres de la famille élargie, les prêtres, les médecins, les entraineurs, les baby-sitters et beaucoup d’autres.

Et il n’y a pas que les victimes qui peuvent être aveugles à la trahison. Les agresseurs et les témoins peuvent l’être aussi pour préserver les relations, les institutions et les systèmes sociaux dont ils dépendent.

Une amnésie adaptative

Maintenant que nous comprenons l’importance vitale de cette cécité à la trahison, que savons-nous des processus qui en sont responsables ?

Il y a d’abord le rôle de la mémoire. Il est important de comprendre que toutes les formes de maltraitances de l'enfance commises par des personnes dont les victimes dépendent ou en qui elles ont confiance, seront mémorisées d’une manière différente des agressions commises par des personnes n'ayant pas un lien aussi étroit avec les victimes.

On sait que 15 % à 40 % des adultes qui ont subi des agressions sexuelles dans leur enfance affirment avoir connu une période d’amnésie, plus ou moins longue, avant de "retrouver" des souvenirs d'agressions, dont beaucoup ont pu être confirmés.

Une autre étude qui a duré neuf ans a montré que le risque de souffrir d'amnésie est trois fois plus élevé quand l'agresseur est le père par rapport à un agresseur ne faisant pas partie de la famille.

La théorie traumatique de la trahison insiste sur le fait que la non conscience des agressions n’a pas pour but de réduire la souffrance, mais de favoriser la survie. Cette amnésie est donc adaptative.

La dissociation

Et cette amnésie peut elle-même s’expliquer par plusieurs processus, et en particulier par la dissociation. J’ai déjà abordé dans une autre vidéo d’autres processus pouvant expliquer l’amnésie.

Plus de dissociation dans les traumatismes relationnels

La théorie de l'attachement et la théorie de la trahison prédisent toutes les deux que les traumatismes provoqués par une figure d'attachement ou par des proches entraineront plus de dissociation que les traumatismes infligés par une force destructrice anonyme.

L’attachement désorganisé : un facteur de risque

De nombreux modèles éclairent le processus de la dissociation, notamment la théorie polyvagale de Porges, la théorie de la dissociation structurelle, la théorie du développement, ainsi que la théorie de l'attachement. On sait notamment qu’un enfant victime d’un traumatisme de trahison risque de développer un attachement désorganisé, et que cet attachement désorganisé est un facteur de risque important pour le développement ultérieur de troubles dissociatifs.

Une réponse adaptative de survie

On présente très souvent la dissociation comme une défense contre la douleur psychologique et émotionnelle provoquée par des expériences traumatiques.

Mais pour la théorie de la trahison, la dissociation et les troubles de la mémoire qui l’accompagnent n’ont pas pour but d'éviter la douleur. Cette dissociation a pour rôle de garder à distance des informations qui représentent une menace pour le système d'attachement de l’enfant.

La dissociation est donc comprise comme une réponse adaptative de survie à une situation d’agression, plutôt que comme un résultat pathologique du traumatisme. Elle permet en effet à l’enfant de ne pas voir la négligence ni la trahison des personnes qui s'occupent de lui.

Au moment du traumatisme, la dissociation empêche donc l’intégration du souvenir de l'agression dans les relations quotidiennes ordinaires. Ce qui permet à l’enfant d’avoir une relation normale avec son agresseur et de continuer à recevoir ses soins quand il n'est pas dans le contexte de maltraitance. Par exemple pendant la journée si l’agression a lieu la nuit.

Culpabilité et honte

On sait aussi que les traumatismes de trahison sont plus souvent associés à la culpabilité et à la honte.  

La culpabilité peut aider les victimes d'agressions à maintenir la relation avec leur proche car en se blâmant elles-mêmes, elles restent inconscientes de la trahison ce qui leur permet de préserver leur attachement nécessaire à l'agresseur.

De la même manière, se sentir honteuse oblige la victime à recentrer l'abus sur elle-même plutôt que de se sentir trahie par un proche. On peut donc aussi voir la honte comme un moyen de préserver la relation d'amour avec les autres.

La réévaluation de l’événement

Mais la victime finira par prendre conscience un jour de la trahison. Elle va donc réévaluer, parfois des dizaines d’années après, ce qu’elle a vécu : ce n’était ni de l’amour, ni de la sollicitude, ni une attention particulière. C’était une utilisation, un mensonge, une trahison.

La victime comprend donc que ce qu’elle a vécu est la conséquence directe de l’intention malveillante et consciente d’une personne qu’elle a aimée et appréciée.

Cette réévaluation peut alors déclencher une véritable crise psychologique qui se manifeste par tous les symptômes du stress post-traumatique.

Pour conclure

Voilà, j’espère que ces quelques explications sur la théorie du traumatisme de la trahison vous aideront à comprendre que contrairement à ce que veulent imposer les classifications en psychiatrie comme le DSM, la peur, la terreur, ou la menace pour la vie ne sont pas des conditions obligatoires pour que la victime développe, parfois des années après l’événement traumatique, un véritable stress post-traumatique, le plus souvent complexe.

Vous voyez d’autre part que la dissociation permet d’empêcher la rupture des liens émotionnels avec nos proches maltraitants. Malheureusement au prix parfois de complications psychologiques mais aussi physiques.

A bientôt pour une autre vidéo.

Bibliographie

Bernstein, R. E., & Freyd, J. J. (2014). Trauma at home: How betrayal trauma and attachment theories understand the human response to abuse by an attachment figure. Attachment: New Directions in Psychotherapy and Relational Psychoanalysis, 8(1), 18-41.

Cosmides, L., & Tooby, J. (1992). Cognitive adaptations for social exchange. The adapted mind: Evolutionary psychology and the generation of culture, 163, 163-228.

FREYD, Jennifer J. Betrayal trauma: The logic of forgetting childhood abuse. Harvard University Press, 1996.

FREYD, Jennifer et BIRRELL, Pamela. Blind to betrayal: Why we fool ourselves we aren't being fooled. John Wiley & Sons, 2013.

    Francois Louboff

  • lavie dit :

    Grand merci pour vos articles qui apaisent un peu la souffrance en apportant de la lumière. La question qui est comment sortir de tout ceci. Apres des dizaines d’années de travail thérapeutique la honte la culpabilité l’attachement désorganisé sont encore très présents et « gèrent » dans ma vie.

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