Peut-on oublier un abus sexuel de l’enfance ?

Une personne ayant été victime d’un abus sexuel dans son enfance peut-elle vraiment oublier cet événement traumatisant et le retrouver, parfois de nombreuses années plus tard ?

Si vous posez la question autour de vous, il est probable que les gens vous répondront que non, ça n'est pas possible, on ne peut pas oublier un événement aussi marquant. Cette réponse parait logique et sensée.

Et pourtant, cette question a donné lieu à des querelles d’experts parfois violentes dans les années 80 et elle continue, encore aujourd’hui, à diviser les psychologues qui travaillent sur les traumatismes et la mémoire.

Ceux qui rejettent la possibilité que des abus sexuels de l’enfance puissent être oubliés font appel à trois grandes déductions qui sont en fait illogiques.

La première de ces déductions est de dire que si un événement a été oublié, c’est qu’il ne peut pas avoir été traumatique.

La seconde affirme que si un événement apparemment traumatique a été oublié, c’est qu’en fait il ne s’est jamais produit.

Enfin, la troisième déduction avance que si un événement traumatique semble avoir été oublié, c’est que la personne se trompe sur son oubli, et qu’en réalité, elle a oublié s’en être déjà souvenu.

Vous allez voir qu’on progresse vers une plus grande acceptation de ce phénomène d’oubli traumatique, même si nous n’avons pas encore toutes les clés pour le déchiffrer.

Qu'en est-il en 2022 ?

En effet, de nombreuses études de psychologie sont venues confirmer ce qu'on sait depuis le 19e siècle : on peut oublier et retrouver plus tard des souvenirs de traumatismes, notamment des abus sexuels de l'enfance.

Mais on peut aussi oublier d’autres sortes de traumatismes, comme une catastrophe naturelle, un accident, un traumatisme de guerre, un kidnapping, un acte de torture ou un internement dans un camp de concentration.

Oublier un abus sexuel : comment l'expliquer ?

Alors, comment peut-on oublier des événements aussi marquants et destructeurs ?

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Et bien je vais d’abord vous rappeler quelques mécanismes qui sont connus depuis longtemps et qui peuvent expliquer en partie ce phénomène troublant.

Des mécanismes bien connus

Pendant très longtemps on a pensé que l'oubli était un phénomène passif.

Soit parce que le souvenir se dégrade avec le temps qui passe, soit parce qu’il y a des phénomènes d'interférence, ou soit parce que le contexte, l’environnement a changé, par exemple quand on déménage. 

Je vais juste vous dire un mot sur les théories de l’interférence qui montrent que si je me rappelle une information qui concerne un sujet particulier, et bien j’aurai du mal à me souvenir d’une autre information concernant le même sujet.

Il y a deux variétés d’interférence : proactive et rétroactive.

Dans l’interférence proactive, une information ancienne, que je connais depuis longtemps, perturbe ma capacité de retrouver une information que je connais depuis plus récemment. Par exemple, le nom de jeune fille d’une amie d’enfance m’empêche de retrouver son nom de femme mariée, que je connais depuis peu, car c’est son nom de jeune fille qui surgit sans arrêt dans mon esprit.

Par contre, dans l’interférence rétroactive, c’est l’inverse : une information nouvelle perturbe ma capacité de retrouver une information ancienne : le nouveau nom de femme mariée de mon amie m’empêche de retrouver son nom de jeune fille.

Imaginons maintenant une situation d’abus sexuel imposée à un jeune enfant par un cousin plus âgé. L’enfant intègre dans sa mémoire les situations d’abus avec d’autres situations plus agréables qu’il a pu vivre avec ce même cousin, par exemple d’aller à la piscine.

Il peut alors mémoriser l’association cousin-piscine en y pensant souvent alors qu’il ne va presque pas penser à l’association cousin-abus sexuel, soit parce que le cousin lui a interdit d’en parler ou parce qu’il cherche tout simplement à l’oublier.

Selon les théories de l’interférence, en se rappelant l’association cousin-piscine, cela va diminuer la capacité de l’enfant à se rappeler l’association cousin-abus, donc l’abus lui-même.

D’autres mécanismes actifs d’oubli

Mais il y a d’autres mécanismes, plus actifs, qui permettent à un enfant d’oublier un abus sexuel.

Habituellement, plus on est confronté à des rappels d'un événement, plus cet événement se grave dans notre mémoire. Si un enfant est abusé régulièrement par son père, le fait de voir son père tous les jours constitue pour lui un rappel permanent des abus qu’il subit. Cela devrait conduire l'enfant à se souvenir tout le temps des abus que son père lui inflige.

Or c'est l'inverse qui se passe. Comment est-ce possible ? Et bien il y a deux sortes de mécanismes qui permettent l’oubli.

Penser à autre chose

Pour ne pas penser à l'abus malgré les rappels constants, l'enfant doit trouver un moyen d'empêcher que le fait de voir son père réactive le souvenir de l'abus. Il doit donc apprendre à penser à autre chose en le voyant.

Et c’est possible si en présence de son père l'enfant pense volontairement à des choses qui sont sans rapport avec l'abus.

Et si l’enfant apprend ainsi à utiliser des pensées distractives, il sera moins souvent conscient des abus. Leur  mémorisation sera perturbée, ce qui pourra aboutir à leur oubli.

La suppression de la récupération

Mais il y a mieux. Confronté à son père, l'enfant n'a même pas besoin d'avoir recours à des pensées de distraction pour ne pas penser à l'abus et parvenir à l'oublier.

Imaginez la situation suivante : vous voulez attraper une plante sur le rebord de votre fenêtre, mais maladroitement vous la renversez et elle commence à vaciller, au risque de tomber. Automatiquement, vous faites un geste pour la rattraper. Mais en même temps, vous vous rappelez qu'il s'agit d'un cactus. Aussitôt, votre geste de récupération est bloqué, pour éviter les désagréments que je vous laisse imaginer ! Il y a eu "suppression de la récupération" du cactus.

On sait maintenant qu'on peut utiliser le même type de processus de contrôle inhibiteur quand un souvenir pénible est en train d'être récupéré dans notre mémoire pour l'amener dans notre conscience mais qu’on n’en veut pas.

La suppression de la récupération, en ce qui concerne des souvenirs douloureux, repose donc sur le même phénomène. Nous pouvons éviter d'attraper nos cactus mentaux.

Ce processus que les chercheurs ont appelé "la suppression de la récupération" est un phénomène actif qui est produit par l’envie d'oublier les événements désagréables de notre vie : j’arrête la récupération de ce souvenir autobiographique pour réduire la conscience que j’en ai.

Bizarre non ?

Tout le monde a constaté que plus on se rappelle un bon souvenir, mieux on s'en souvient. Vous êtes d'accord avec ça ! Le rappel d'un souvenir agréable améliore sa mise en mémoire.

Et là, je suis en train de vous dire que plus on cherche à exclure un souvenir de notre conscience, c’est-à-dire à ne pas y penser, mieux on va l'oublier !

Ce constat est troublant car il est contraire à notre intuition. Mais il met en évidence l'influence puissante de notre motivation sur notre mémoire.

Car la différence entre les deux situations, c'est notre motivation. Dans le premier cas, je veux retrouver ce bon souvenir, et dans le second cas, je ne veux pas y penser.

Ainsi, il semble clair que nous avons la capacité d'empêcher des souvenirs non désirés de nous revenir à l'esprit, ce qui fait que les souvenirs qu’on évite deviennent plus difficiles à rappeler plus tard.

Pour une fois, Freud avait raison ! Il a défini la répression comme ''simplement la fonction de rejeter et de garder quelque chose hors de la conscience''. Les études plus récentes montent bien que dans certaines circonstances, une répression volontaire peut se produire.

Un souvenir oublié peut-il influencer la personne ?

Une autre question passionnante découle de ces recherches. Est-ce qu'un souvenir, qui ne peut pas être récupéré dans la conscience, peut quand même avoir une influence sur notre comportement, nos pensées, nos émotions, mais de manière inconsciente ?

Et bien la réponse est oui., et on le voit tous les jours avec nos patients. Les recherches en laboratoire le démontrent aussi. Si je suis confronté à un stimulus, par exemple une odeur ou la forme d’un visage, stimulus qui est relié à un événement pénible dont je n’ai aucun souvenir conscient, je peux quand même ressentir des émotions, ou des sensations ou avoir des comportements particuliers qui sont en réalité liés à cet événement dont je n’ai pas le souvenir.

Les souvenirs retrouvés sont-ils exacts ?

Enfin, un autre question tout aussi importante. Les souvenirs qui sont récupérés après une période d'oubli sont-ils tous exacts ? Il semble peu probable, pour les chercheurs, que ces souvenirs soient restés totalement intacts au fil des années. Ils peuvent être déformés, fragmentés, et reconstruits. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont faux !

Des preuves en neuro-imagerie

Ce qui est intéressant, c'est que les chercheurs ont montré, en plaçant les personnes étudiées dans une IRM que ce processus de contrôle inhibiteur fait intervenir le cortex préfrontal. Et c'est la même région du cortex préfrontal latéral qui permet aussi d'arrêter, de supprimer, une réponse motrice. Rappelez-vous le cactus de tout à l'heure ! Une personne qui aurait une lésion de son cortex préfrontal latéral n'aurait pas pu s'empêcher d'attraper le cactus quand il était sur le point de tomber. Aie !

Et les chercheurs ont montré que l'activation de notre cortex préfrontal latéral réduit l'activité liée au souvenir dans l'hippocampe, qui est la structure cérébrale bien connue pour son rôle dans la mémoire. Le souvenir désagréable ne peut donc pas devenir conscient.

Et l'hippocampe n'est pas la seule structure à être touchée par ce processus inhibiteur. L'amygdale, qui contrôle les émotions, semble aussi perturbée.

Pas tous égaux

Bien sûr, tout le monde n'a pas les mêmes capacités à supprimer les mauvais souvenirs. Certains sont très bons, et d'autres très mauvais ! Cette différence semble liée à la capacité que nous avons d'utiliser notre cortex préfrontal latéral pour inhiber la récupération de ces souvenirs indésirables. Ce sont les études en neuro-imagerie qui le démontrent.

Et cette capacité d'inhiber les mauvais souvenirs est liée également à la capacité de notre mémoire de travail. Plus celle-ci est importante, mieux on peut contrôler nos mauvais souvenirs.

Mais cette capacité d’inhibition est aussi liée à l'expérience : les personnes qui ont vécu des événements traumatiques sont meilleurs pour empêcher ces événements de venir les perturber, que ceux qui n’en n’ont pas vécus. Plus vous pratiquez, plus vous améliorez vos mécanismes d'inhibition !

Encore une différence. Celle liée à l'âge. Les jeunes sont meilleurs que les plus âgés pour contrôler leurs mauvais souvenirs et les empêcher de revenir à la conscience.

Enfin, la privation de sommeil n'arrange pas non plus les choses. Or les personnes traumatisées sont souvent insomniaques. Elles ont donc moins de capacité pour empêcher l'irruption dans leur conscience de leurs souvenirs traumatiques.

Pour résumer

On a donc vu qu'on peut faciliter l'oubli d'un souvenir indésirable en pensant à autre chose lorsqu'on est confronté à un rappel de ce souvenir pénible. Un enfant victime d'abus par un proche et qui est donc confronté en permanence à des rappels de cet abus peut apprendre à penser à d'autres souvenirs vécus avec son abuseur chaque fois qu'il est en sa présence.

Mais l'enfant peut aussi, et avec la même efficacité, inhiber tout simplement la récupération du souvenir d’abus. Et cette inhibition restera efficace quel que soit le stimulus qui pourrait rappeler le traumatisme.


Bibliographie

LEVY, Benjamin J. et ANDERSON, Michael C. Individual differences in the suppression of unwanted memories: The executive deficit hypothesis. Acta psychologica, 2008, vol. 127, no 3, p. 623-635.

BELLI, Robert F. (ed.). True and false recovered memories: Toward a reconciliation of the debate. Springer Science & Business Media, 2011.

    Francois Louboff

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