Je suis mauvais et je me hais

Je suis mauvais et je me hais.
C’est malheureusement en ces termes que de nombreuses victimes de traumatismes subis dans l’enfance parlent d’elles. Mauvaise estime de soi, culpabilité, honte, haine de soi. Voilà leur quotidien depuis qu’elles sont enfants.
Comment en sont-elles arrivées à une telle vision d’elles-mêmes ? Comment comprendre cette souffrance ?
Le mot clé, c’est la
dissociation.

Quand le danger et le niveau de stress deviennent insupportables, ou quand le combat ou la fuite ne sont pas possibles, l’organisme doit trouver une solution pour éviter la destruction.
C’est la dissociation. C’est une réaction défensive, de protection, qui varie en intensité.
Elle va de l’engourdissement à la fragmentation, en passant par le clivage. Donc trois niveaux de dissociation, de protection, qui dépendront de l’importance du danger et des capacités de la victime à y faire face, c’est-à-dire de ses ressources.

L’engourdissement.

Beaucoup d’entre vous l’ont déjà expérimenté. Se sentir enveloppé dans du coton, de la gaze, ou comme si on sortait d’un état hypnotique, ou comme si on était sous l’effet de certains médicaments anesthésiants ou antalgiques.
Cet engourdissement permet d’atténuer toutes les sensations et les émotions.
L’annonce de la
mort d’un proche ou une agression sexuelle subie dans l’enfance produisent souvent cet engourdissement protecteur.

More...

L’engourdissement peut être total dans certains situations, vécues comme un choc inassimilable.
Ça peut arriver lors d’un accident grave, d’un attentat ou d’une agression violente. La déconnexion est alors totale, comme si un interrupteur était mis sur la position off, coupant toute sensation et toute émotion. Plus rien n’est ressenti.

Le clivage

Lorsque l’agression et la menace se répètent et deviennent chroniques, un second niveau de dissociation entre en jeu, qu’on peut appeler le clivage.

Deux menaces

Voyons un peu ce que peut ressentir un enfant soumis à une telle maltraitance.
Tout enfant est vulnérable et dépendant de ses parents. Une relation d’attachement se développe très tôt et elle est vitale pour la survie de l’enfant. Aussi vitale que l’air qu’il respire ou la nourriture que ses parents lui donnent.
L’enfant maltraité s’adapte à la maltraitance en développant une forme d’attachement insécure qui est la plus adaptée à ce qu’il vit. C’est une solution pour tenter de maintenir le lien avec ses parents maltraitants.

Mais l’enfant maltraité ressent de la colère, de la rage voire de la haine envers ses parents. Évidemment, ce serait trop dangereux pour cet enfant vulnérable et dépendant d’exprimer de telles émotions aussi agressives.

Vous voyez que l’enfant maltraité doit gérer deux menaces : la menace d’agression et de maltraitance venant de son environnement familial, et la menace liée au fait de ressentir de la colère et de l’agressivité.

Le système nerveux autonome

Comme tout être vivant qui fait face à une situation dangereuse, l’enfant développe automatiquement une réponse physiologique normale pour se préparer à combattre ou à fuir.
C’est la réaction «
fight or flight »  liée à l’activation du système nerveux autonome sympathique.
L’organisme fabrique alors de l’adrénaline et du cortisol, qu’on appelle souvent les hormones du stress.

Mais l’enfant ne peut ni combattre, ni fuir. Il est
impuissant.
Il faut donc contrer cette réaction de stress qui peut devenir très dangereuse pour l’organisme si elle continue.
Le
système parasympathique entre alors en action, notamment la branche dorsale du nerf vague, dont j’ai déjà parlé dans d’autres vidéos.
L’activation du parasympathique a des effets psychologiques et physiologiques. Il y a un clivage psychologique et une sorte d’effondrement physiologique.
L’enfant se referme sur lui-même, « fait le mort », et se dissocie. Il se déconnecte de son corps, des autres et de la colère et de la haine qu’il ressent pour ses parents maltraitants.

La dissociation a deux avantages : premièrement, elle engourdit la douleur que l’enfant ressent face à la maltraitance de ses parents, et deuxièmement elle l’aide à se déconnecter de ses réactions agressives.
Ça lui permet de maintenir l’amour qu’il a pour ses parents et de protéger sa relation d’attachement si importante.
On peut retrouver chez certains adultes maltraités dans leur enfance cette tendance à protéger l’image de leurs parents.

Mais alors, si cette colère légitime envers des parents négligents ou abusifs ne peut pas être exprimée, que devient-elle ?

Deux solutions

Retourner la colère contre soi

La première, c’est de retourner la colère sur soi.
L’enfant croit que si ses parents sont méchants avec lui, c’est de sa faute à lui.
Il retourne donc la colère contre lui sous forme d’une haine de lui-même. Il pense qu’il y a quelque chose de fondamentalement mauvais en lui.

Il en arrive à se haïr de ne pas être digne d’être aimé et de ne pas être aimé. Il se hait de souffrir moralement. Il hait son corps qu’il ressent comme un ennemi et il peut focaliser cette haine sur un défaut physique réel ou imaginaire : son nez, ses cheveux, sa poitrine, sa taille, son poids…

Cet enfant se sent également impuissant. Incapable de se défendre, il risque d’être agressé par d’autres enfants qui perçoivent sa vulnérabilité. Son vécu de victime est alors renforcé.
Devenu adulte, il continue de se sentir impuissant, déconnecté de toute colère saine qui lui permettrait de sortir de son impuissance et de son statut de victime.
Vous comprenez pourquoi le risque de revictimisation est important.

Il arrive, heureusement rarement, que cette agressivité tournée vers soi se manifeste soudainement et contre toute attente contre l’environnement.
Cette personne, décrite comme douce comme un agneau, devient brutalement parfois très violente.
On n’aurait jamais pensé qu’il pourrait faire une chose pareille, disent alors ses proches.

Projeter l'agressivité à l'extérieur

La seconde solution, c’est de projeter l’agressivité à l’extérieur de soi.
Ce type d’enfant s’en prendra à des enfants plus jeunes, ou à des animaux.

Devenus adultes, la puissance et le contrôle deviennent des piliers de leur vie. Ils s’identifient au côté puissant et mauvais et deviennent agresseurs ou abuseurs. Ils projettent leur colère sur le monde.

Contrôler les autres leur permet de lutter contre l’impuissance et le manque de contrôle qu’ils ont vécu enfant.
La colère est leur émotion habituelle et ils s’en servent pour intimider les autres. Ils sont incapables de faire confiance.
Pour eux, la vie est une jungle et c’est seulement le plus fort qui survit. Même si c’est au prix de la violence, de la manipulation et de la trahison.

La fragmentation

Certains enfants vivent des traumatismes particulièrement importants et persistants.
Ils doivent gérer de très hauts niveaux de stress et sont submergés par les réactions de leur système nerveux sympathique et par leurs émotions.

La réponse de protection doit être très forte, et la dissociation devient une vraie fragmentation. Tous les aspects de la vie deviennent désorganisés, l’incohérence prend le dessus, aussi bien sur le plan physiologique que psychologiquement et socialement. 
Vie et relations chaotiques et instabilité professionnelle sont habituels.
Un signe évocateur d’une telle fragmentation c’est l’incapacité qu’ont ces personnes de construire un récit cohérent de leur vie.

Et à l’extrémité de cette fragmentation, la personne développera ce qu’on appelle maintenant un trouble dissociatif de l’identité.

Comment faire ?

Alors, quand on a été maltraité par ses propres parents durant des années, comment retrouver une estime de soi, comment arriver à s’aimer malgré ses problèmes et sa souffrance ?
L’adulte devra, entre autres, intégrer cette agressivité qui a été clivée et la transformer en une agressivité saine, qui ne sera dirigée ni sur lui-même, ni sur les autres.

L’intégration de cette agressivité saine est nécessaire pour se reconnecter avec son corps, avec soi-même, avec le monde. Pour retrouver le sentiment d’être en vie et pour sortir de la dissociation.

Voilà. J’espère que ces quelques explications vous aideront à mieux comprendre l’origine de la haine de soi quand on a été maltraité enfant.

A bientôt pour une autre vidéo !

Bibliographie

Healing developmental trauma : How early trauma affects self-regulation, self-image, and the capacity for relationship, Laurence Heller, Aline Lapierre, North Atlantic Books, 2012

    Francois Louboff

    >