Trois stratégies pour survivre face à un parent maltraitant
En ces périodes de confinement, nous savons que les maltraitances infantiles ont énormément augmenté. Les enfants maltraités utilisent parfois une ou plusieurs stratégies pour survivre, que nous allons un peu détailler.
Tout le monde sait maintenant que les maltraitances infantiles sont fréquentes et nombreuses. Une personne sur trois serait victime de maltraitance dans son enfance. On distingue d'un côté les abus, et de l'autre les négligences.
Les abus consistent à faire à l'enfant ce qu'on ne devrait jamais lui faire, par exemple le battre, l'humilier ou l'agresser sexuellement.
Les négligences décrivent les situations où on ne fait pas à l'enfant ce qu'on devrait lui faire, par exemple le nourrir, le soigner ou l'aimer.
Le système d'attachement
Lorsque l'enfant souffre et exprime un besoin, par exemple d'être calmé, nourri, ou rassuré, c’est-à-dire un besoin de contact, de réconfort et de sécurité, il active son système d'attachement.
Ce système biologique et comportemental est inné. Il permet de réguler l'état émotionnel. Dès sa naissance, l'enfant pleure, crie, puis tend les bras, s'agrippe au parent afin que celui-ci vienne à son aide et réponde à son besoin. Alors seulement son système d'attachement se désactive : il arrête de pleurer, de crier ou de s'accrocher, il s'apaise, se détend et s'endort.
Mais les parents maltraitants ne répondent pas de manière adaptée aux besoins de leurs enfants. On sait que de tels parents ont très souvent été victimes de pertes ou de traumatismes dans leur enfance. Ils ont donc souffert de traumatismes d'attachement qui les empêchent de répondre de manière adaptée aux besoins et à la détresse de leurs enfants. Ils ont tendance à se retirer et à se désinvestir de leur rôle de donneur de soin.
Chez les parents maltraitants
Un enfant qui souffre, qui a faim, qui a peur, active son système d'attachement. Face à cette dépendance et cette vulnérabilité de l'enfant, le système d'attachement du parent maltraitant s'active aussi. Le parent devient alors confus, angoissé, voire effrayé car la détresse de son enfant réactive ses propres traumatismes non résolus.
Que se passe-t-il alors ? Et bien le parent va d'abord essayer de calmer sa propre angoisse, son propre mal-être, et tenter de réguler ses propres émotions négatives.
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S'occuper d'abord de sa propre souffrance le coupe des besoins de l'enfant qui se sent encore plus angoissé et abandonné.
Puisque le parent est incapable de répondre aux besoins de son enfant, le système d'attachement de l'enfant reste activé, c’est-à-dire que sa détresse peut persister longtemps.
Et plus l'enfant se sent mal, plus le parent panique et réagit de manière maltraitante. La corégulation qui devrait exister entre l'enfant et son parent est absente.
Le parent peut alors réagir par de la négligence ou par de la violence. Soit il se sent encore plus impuissant et il prend de la distance, soit il devient agressif ou critique avec son enfant, qui en arrive à se culpabiliser de mettre son parent dans un tel état.
Alors, est-ce que les parents qui ont souffert d'abus ou de négligence dans leur enfance, maltraiteront systématiquement leurs propres enfants ? Non, heureusement, ce n'est pas automatique. Mais le risque est assez grand.
Une étude a en effet montré que 40 % de mères maltraitées dans leur enfance abusaient ou négligeaient leurs propres enfants, et que plus de 70 % des parents victimes de négligence dans l'enfance maltraitaient leurs enfants.
Chez l'enfant maltraité
L'enfant maltraité par son parent est à la fois attiré vers lui pour être apaisé, et en même temps s'en éloigne car sa figure d'attachement lui fait peur.
Deux systèmes comportementaux contradictoires sont activés : la peur et l'attachement. Évitement et rapprochement, fuite et engagement.
L'enfant construit ainsi un modèle de lui et de son parent. Chacun peut apparaitre comme impuissant ou hostile, effrayé ou effrayant, menacé ou menaçant.
L'enfant perçoit son parent maltraitant comme dangereux, hostile, et protecteur en même temps. Ou comme effrayé par ses besoins d'attachement, et protecteur.
L'accordage émotionnel, la communication et la régulation entre le parent et l'enfant sont alors très perturbés.
Les enfants confrontés à de tels parents maltraitants développent ce qu'on appelle un attachement insécure désorganisé. Mais ces enfants vont d'abord tout faire pour maintenir une certaine proximité avec leur figure d'attachement.
Très tôt dans leur vie, ils organisent leur propre sécurité et leur propre régulation émotionnelle. Ils font tout pour éviter que le parent prenne le contrôle de leur relation, car cette relation est devenue source de souffrance, de danger et de peur.
Les enfants contrôlent leur parent maltraitant en utilisant des stratégies pour survivre, d'auto-préservation, qu'on appelle des stratégies contrôlantes. Elles aident à réduire le danger et à refocaliser le parent maltraitant sur les besoins de l'enfant.
Les stratégies contrôlantes
Trois stratégies contrôlantes sont possibles. Ces stratégies d'attachement sont encore organisées, mais très fragiles et très insécures. Et quand elles échouent, l'enfant bascule dans d'autres états mentaux totalement désorganisés et caractérisés par une perte de contrôle.
Première stratégie : l'autonomie compulsive
Cette stratégie cherche à empêcher le parent d'occuper le rôle de donneur de soin. Car l'enfant a appris que s'il laisse son parent prendre le contrôle de leur relation, il n'aura ni soin, ni protection, ni régulation émotionnelle.
Il pourrait ne pas être nourri, ni apaisé, ni surveillé, ni protégé. Et il pourrait même être agressé. Laisser le contrôle à un parent hostile ou impuissant, c'est simplement trop effrayant et trop dangereux.
Les enfants commencent alors à donner des ordres à leur parent, le rabaisser, lui refuser toute fonction parentale, l'empêcher d'entrer dans certaines pièces de la maison, ou même l'agresser. Avec leur parent, ces enfants sont hostiles et agressivement directifs. Ce comportement rend le parent encore plus impuissant. Certaines mères en arrivent à dire de leurs petits qu'ils sont incontrôlables ou malades.
Les enfants peuvent généraliser ces comportements contrôlants agressifs à toutes les personnes qui s'occupent d'eux.
Ils prennent ainsi la responsabilité de leur propre prise en charge et de leur propre protection, et ils ne cherchent jamais conseil auprès d'un adulte. Ils se nourrissent eux-mêmes, mènent leur propre vie, et ne respectent pas la supervision des adultes auxquels ils ne font pas confiance.
Ces enfants ont appris à rester en sécurité en empêchant leur parent de prendre le contrôle.
Seconde stratégie : le parentage compulsif
Les enfants développent le parentage compulsif quand ils se rendent compte que leur parent est impuissant et effrayé face à leurs besoins et à leurs demandes d'attachement.
Leur parent est indisponible quand ils ont besoin de lui. Ils se sentent abandonnés et négligés car leur détresse n'est pas prise en compte.
Ces enfants essayent alors d'entrer en relation et de s'engager avec leur figure d'attachement. Comment s'y prennent-ils ? Et bien ils s'occupent de leur parent comme le feraient des parents, mais dans une inversion des rôles.
C'est ce qu'on appelle un comportement parentifié, qu'on voit souvent chez les enfants dont les parents sont alcooliques, addicts à des drogues, déprimés, victimes de violence familiale ou victimes d'anciens traumatismes non résolus.
Le parent n'a donc pas besoin de contrôler, de prendre soin ni de protéger son enfant. Il ne ressent absolument pas le besoin d'occuper son rôle parental car son enfant montre qu'il est capable de s'occuper de lui-même tout seul. Il se retire donc et se désinvestit de son rôle parental.
Les enfants qui développent ce type de comportement parentifié sont souvent plein de sollicitude, rassurants, organisés, joyeux et très éveillés, vifs et enjoués. Ils montrent leur désir d'assister et de prendre soin de leur parent.
Le parent souligne d'ailleurs les qualités spéciales et précoces de son enfant, qu'il décrit comme un petit saint, comme la seule personne qui lui permet de se sentir bien.
Il peut aussi se sentir totalement fusionné avec son enfant, ou exceptionnellement proche de lui, jusqu'à dire des choses comme : "Elle connait toutes mes pensées. Je n'ai même pas besoin de lui demander ce que je veux. Elle y a pensé avant."
Pour ces enfants, être demandeur c'est dangereux. Ils suppriment donc leurs besoins. Mais ces besoins ne disparaissent pas pour autant. Ils restent sous la surface de l'enfant parentifié, susceptibles de surgir, souvent de manière explosive et pleine de larmes chaque fois que l'enfant se sent sous pression.
Ces enfants peuvent aussi développer à l'âge adulte une personnalité co-dépendante, et chercher des relations avec des partenaires demandeurs qui peuvent être alcooliques ou joueurs, addicts ou violents.
Troisième stratégie : la compliance compulsive
Dans cette stratégie de compliance compulsive, l'enfant reste tout le temps sur ses gardes. Il doit être attentif et vigilant, pour scruter tous les signaux venant de l'adulte. Il doit anticiper l'humeur et le comportement de son parent, car s'il exprime des demandes, s'il se montre vulnérable ou impuissant, le parent systématiquement devient dangereux et abusif.
L'enfant doit alors être compliant, c’est-à-dire qu'il doit s'adapter à son parent en supprimant ses émotions, son comportement d'attachement et ses sentiments de dépendance et de vulnérabilité.
C'est une stratégie d'évitement.
La compliance permet d'augmenter la sécurité de l'enfant. Elle est donc adaptative.
Mais elle devient de plus en plus inadaptée car l'enfant ne parvient pas à comprendre les relations quotidiennes qui normalement doivent être réciproques et négociées.
Parfois, ça ne suffit pas
Dans les familles très perturbées par les abus et la négligence, de nombreux enfants passent d'une de ces stratégies contrôlantes à une autre, car elles leur redonnent un sentiment de pouvoir. Elles les aident à se sentir moins impuissants. Et à garder un peu de cohérence mentale et comportementale. Ils peuvent même utiliser une combinaison de deux ou trois de ces stratégies pour survivre.
Mais ces stratégies sont fragiles, car elles risquent de s'effondrer dès que le système d'attachement est trop fortement activé.
En effet, si le jeune est confronté à un trop grand stress, à une négligence, un abus verbal, un rejet ou une agression par sa figure d'attachement, il risque d'être submergé par des sentiments de peur, de danger, de vulnérabilité, d'impuissance, de rage et de désespoir.
Il bascule alors dans un fonctionnement dépourvu de tout contrôle, soit impuissant soit hostile. La stratégie d'attachement contrôlante, fragile mais encore organisée est alors complètement détruite.
Le fonctionnement impuissant se manifestera par des troubles dissociatifs, comme des émotions qui changent très rapidement de manière inexpliquée, une pensée incohérente et discontinue ou des changements soudains et bizarres dans l'apparence faciale, la parole ou le comportement.
Et le fonctionnement hostile se traduira par des comportements agressifs et violents.
Voilà. J'espère avoir éclairé un petit peu comment les enfants maltraités essayent de s'organiser pour maintenir une certaine sécurité en présence d'un parent maltraitant.
Et plus tard, devenus adultes, ils risquent de manifester dans leurs relations un état mental soit contrôlant, soit hors de contrôle. Et particulièrement dans une relation avec un partenaire sexuel ou avec un jeune enfant ayant besoin de soins, c’est-à-dire dans des relations qui activent leur système d'attachement et les problématiques de contrôle, de vulnérabilité, de critique, d'échec, d'anxiété, d'impuissance, de peur et de danger.
Bien entendu, cette répétition peut être interrompue si ces enfants maltraités croisent sur leur chemin des personnes qui les aident à développer un état mental plus confiant, plus réfléchi et moins défensif, c’est-à-dire des tuteurs de résilience !
A bientôt pour une autre vidéo !
Bibliographie
Howe, David. Child abuse and neglect: Attachment, development and intervention. Macmillan International Higher Education, 2005.
Pianta, Robert, Byron Egeland, and Martha Farrell Erickson. "The antecedents of maltreatment: Results of the mother-child interaction research project." Child maltreatment: Theory and research on the causes and consequences of child abuse and neglect (1989): 203-253.