- in Les deuils by Francois Louboff
Présent et absent à la fois. Peut-on faire le deuil d’une perte ambiguë ?
Pour ceux qui veulent en savoir un peu plus, l'article ci-dessous leur est destiné !
Vous savez que toute perte donne lieu à un processus de deuil. Ce processus nous aide à nous adapter à une absence clairement reconnue et validée. Une personne est morte, j’ai perdu ma maison, mon travail ou un idéal qui comptait pour moi.
Mais il existe des pertes qui sont beaucoup moins claires.
Quel est le point commun, par exemple, entre un soldat qui ne rentre pas d’une mission, une personne disparue dans un naufrage, un enfant abandonné par sa mère biologique, une personne atteinte de démence ou d’une maladie mentale chronique, un individu accaparé exclusivement par son travail ?
Toutes ces situations font intervenir une perte particulière qu’on appelle perte ambiguë.
Ambiguë parce que la perte n’est pas claire et que rien ne permet d’affirmer qu’elle est certaine et irréversible.
Deux grandes catégories de pertes ambiguës existent
La première catégorie est celle des pertes physiques
Ce sont toutes les situations où la personne aimée est physiquement absente mais reste présente psychologiquement.
Personne ne peut affirmer où elle se trouve, ou personne ne peut affirmer qu’elle est réellement morte.
Par exemple les soldats disparus en mission, les personnes disparues lors de catastrophes naturelles, d’accidents d’avion ou de naufrage en mer, les disparitions inexpliquées, les migrations, les migrants, les enfants confiés à l’adoption par leur famille d’origine, les divorces, les jeunes adultes quittant le domicile, le conjoint âgé ou l’enfant confié à des institutions.
La seconde catégorie décrit les pertes psychologiques
Ici, la personne aimée est présente physiquement mais absente psychologiquement ou indisponible émotionnellement.
Par exemple, les démences, la maladie de Parkinson avancée, les comas, les accidents cérébraux, les maladies mentales chroniques, les dépressions, l’autisme, les addictions à des produits où à internet, aux jeux vidéos, l’investissement professionnel extrême..).
Conséquences
Vous voyez que dans tous ces exemples, soit on ne sait pas si l’autre est mort ou vivant, soit on ne sait plus vraiment si l’autre est présent ou absent. Les frontières deviennent floues, la confusion apparait.
Parfois, les personnes ou les familles cumulent les pertes ambiguës, ce qui augmente la confusion et le sentiment d’abandon.
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Ces situations de perte ambiguë auront des conséquences aussi bien au niveau individuel qu’au niveau du fonctionnement de la famille concernée.
Conséquences individuelles
Les personnes confrontées à de telles pertes seront endeuillées et tristes, et quelques-unes souffriront d’un authentique épisode dépressif majeur.
Souvent elles souffriront d’anxiété, de culpabilité, d’ambivalence, d’impuissance, de maladies liées au stress, d’abus de substances, de comportements violents envers elles-mêmes ou envers autrui, de problèmes identitaires.
Pour décrire la souffrance liée à ces pertes ambiguës, certains ont proposé le terme de « chagrin chronique ».
La perte ambigüe risque de mener à des complications du deuil car la personne en deuil n’a pas les moyens de parvenir à la résolution de son deuil.
L’ambiguïté et le manque d’information, l’absence de solution entravent la pensée, bloquent les capacités de faire face et les capacités de gestion du stress. Le deuil ne peut pas se poursuivre et il risque de se « geler », de se figer. Les personnes concernées sont alors incapables d’avancer dans leur vie.
Toutes ces réactions doivent être vues comme des réactions normales à une situation compliquée, qui est celle de devoir vivre sans avoir de réponse claire.
Conséquences familiales
Les familles seront douloureusement marquées par ce genre de pertes. Chaque membre de la famille réagit à la perte de manière différente.
Les rôles parentaux doivent être revus, par exemple quand l’un des parents souffre d’une maladie d’Alzheimer, les décisions importantes sont remises à plus tard, les tâches du quotidien ne sont pas toujours faites et certaines personnes de la famille sont mises de côté.
Les rituels et les diverses célébrations n’ont plus lieu alors qu’ils favorisaient la cohésion de la famille. Bref, la famille se bloque.
Des difficultés supplémentaires
Les individus, les couples et les familles doivent découvrir de nouvelles manières de donner du sens à leurs pertes et parvenir à vivre bien malgré toutes les incertitudes concernant leur proche.
Dans le cas des personnes disparues, il y a malheureusement peu de soutien pour ces familles en deuil. Elles ont besoin de beaucoup plus de temps pour cheminer dans leur processus de deuil. Les gens doivent savoir et comprendre que le deuil sera plus long lorsqu’il n’y a pas de corps à enterrer.
De plus, beaucoup de ces situations de pertes ne sont pas reconnues socialement comme des pertes, comme par exemple dans le cas d’une démence d’Alzheimer ou d’un divorce. Il n’y a donc aucun rituel possible comme dans les situations de mort avérée.
Enfin, la stigmatisation qui entoure encore certaines de ces pertes ambiguës, comme les maladies mentales chroniques, certaines maladies physiques, ou même les divorces, complique la situation. Les gens restent isolés alors qu’ils auraient vraiment besoin d’être soutenus socialement.
Prise en charge
L’objectif est de renforcer les ressources de la personne, ses capacités de résilience pour l’aider à affronter la tristesse de cette perte qui n’en finit jamais.
Elle doit se confronter aux changements liés à cette situation ambiguë, et conserver du passé ce qui est important tout en laissant de côté ce qui n’est plus présent.
Face à une tristesse qui dure, face à ce chagrin chronique, il est indispensable de nommer le responsable, c’est-à-dire la perte ambiguë. Il est important aussi de dire que le stress, la confusion et l’ambivalence sont des réactions normales à une situation anormale.
Mais la prise en charge doit aussi prendre en compte la famille dans son ensemble.
Il est important d’aider les familles à accepter la manière de voir la situation de chacun et de les aider à préserver les interactions familiales en continuant les habitudes et les rituels familiaux (réunions, anniversaires, célébrations…), même s’ils doivent être modifiés.
Les symboles, les rituels, les cérémonies aident les familles car elles leur permettent de commencer leur deuil même s’il n’y a pas de corps à enterrer.
Notons que les traitements habituels du syndrome de stress post-traumatique sont inefficaces le plus souvent dans ces situations d’ambiguïté car le trauma est ici une situation qui dure et non un événement passé devant être intégré dans le mémoire autobiographique.
Six aspects importants pour faire face
Un cadre de travail a été élaboré pour aider les personnes souffrant d’une perte ambiguë. Il contient 6 aspects.
Rechercher un sens
Qu’est-ce que cette situation signifie pour vous ? Certains répondront une nouvelle épreuve dans ma vie, d’autres évoqueront le destin ou une punition de dieu, d’autres diront ne voir aucune signification dans cette perte….
Faire le deuil d’une personne qui est là sans être là, ou dont le « départ » définitif, irréversible ne peut être prouvé défie la logique et rend compliqué le travail qui consiste à donner du sens à ce qu’on vit.
Quel sens peut-on en effet trouver à une perte ambiguë ? Donner un sens à une perte avérée est déjà une tâche difficile. Ça l’est encore plus face à une perte ambiguë. Et pourtant, parvenir à donner du sens à cette ambiguïté est nécessaire si on veut que quelque chose change. Sinon, on ne fait que subir.
Ce qui est important, ce n’est pas seulement la nature de l’expérience que l’on vit. C’est notre capacité à lui donner un sens, à l’assimiler et à l’utiliser qui nous aidera à l’accepter, lui découvrir une utilité et soutenir notre détermination.
Assouplir notre besoin de maitrise
Les personnes qui souffrent d’une perte ambiguë doivent développer une nouvelle capacité de penser, qui sera utile pour lutter contre leur sentiment d’impuissance.
Il est nécessaire d’apprendre à garder à l’esprit en même temps deux idées opposées :
- Celui que j’aime est mort, mais peut-être pas.
- La personne que j’aime est à la fois ici et pas ici, elle est à la fois présente et absente.
- Ce vieil homme dément est à la fois mon père et une personne qui ne me reconnait plus.
- Je me sens à la fois mariée et non mariée à cet homme qui m’a abandonnée pour une autre.
- Cet homme qui passe son temps dans son bureau, jamais disponible, est à la fois mon mari et un étranger à la maison.
- Je dois réorganiser ma vie sans lui et en même temps je continue d’espérer.
Pour penser de cette manière là, on doit évidemment assouplir notre besoin de contrôle.
Le but est de devenir plus à l’aise avec l’ambiguïté, d’accepter le paradoxe et d’équilibrer son besoin de maitrise avec l’acceptation d’une perte qui n’a pas de solution.
Rappelez-vous la prière de la sérénité. Faire la distinction entre ce que nous pouvons changer et ce que nous ne pouvons pas changer.
Nous devons accepter et reconnaitre que le monde n’est pas juste et cesser de croire que nous devons toujours tout contrôler.
Les personnes habituées à avoir des réponses à chaque question, qui sont tout le temps dans la maitrise, qui sont souvent capables de résoudre les problèmes sont celles qui ont le plus de difficultés à gérer l’ambiguïté.
Il nous reste la possibilité de faire des choix et trouver des aspects sur lesquels nous avons encore un certain contrôle. Non pas abandonner certaines réunions familiales mais les organiser différemment pour tenir compte des limitations liées à la santé d’un proche, organiser des rituels, changer certaines habitudes…
Et quand l’environnement extérieur ne peut pas être contrôlé, notre sentiment d’impuissance peut être contrebalancé par des pratiques comme la pleine conscience, l’exercice physique, le yoga, l’exercice d’un art ou la pratique d’un instrument de musique.
Reconstruire notre identité
Suis-je encore une épouse si mon mari ne me reconnait plus ? Suis-je encore une épouse si mon mari a disparu ? Qui suis-je si ma femme passe tout son temps au travail ?
Les personnes qui s’occupent de leur proche atteint de démence par exemple doivent progressivement, petit à petit, élargir leurs compétences et modifier leurs rôles dans la gestion du foyer.
Être capable de flexibilité permet aux personnes, aux couples et aux familles de changer leurs modes de fonctionnement malgré l’absence de la personne aimée.
Parfois, les croyances sociales, culturelles, religieuses, les discriminations, les stigmatisations peuvent faire obstacle à ces changements de rôles et d’identité pourtant nécessaires quand un proche devient malade.
Normaliser l’ambivalence
L’ambiguïté aboutit à l’ambivalence. La colère est normale, même envers la personne disparue, ainsi que la culpabilité.
Joie et colère, désir que la vie continue et souhait de voir la souffrance se terminer, sont des émotions conflictuelles normales face à une perte anormale.
Mais l’ambivalence est ici une ambivalence sociale, venant d’un contexte externe, la détérioration mentale d’un proche par exemple, et non une ambivalence psychologique lie à des conflits internes.
Il est important de trouver quelqu’un qui pourra entendre toutes ces émotions ambivalentes sans les juger, pour aider les personnes en souffrance à mieux les accepter et les gérer.
Revisiter l’attachement
Dans toute perte ambiguë, la relation est perturbée et l’équilibre est rompu. Dans un couple, celui dont les facultés intellectuelles disparaissent dépend de l’autre, la mère dont l’enfant a disparu continue d’avoir besoin de veiller sur lui malgré son absence.
Être confronté à une perte ambiguë conduit à réfléchir aux liens d’attachement, à se demander qui et quoi est perdu, et à profiter de ce qui reste.
Célébrer par exemple ce que la personne malade peut encore faire et faire le deuil de ce qui est perdu (voyager ensemble, l’intimité sexuelle, danser, entendre sa voix, échanger des regards, être reconnu…).
Découvrir l’espoir
Lorsqu’on devient plus à l’aise avec l’ambiguïté et l’incertitude, on peut se sentir plus libre pour imaginer et découvrir de nouvelles sources d’espoir. Reconnaitre la souffrance de la perte ambiguë et rire de son absurdité …
Découvrir la patience, le pardon, comprendre que de mauvaises choses arrivent aux bonnes personnes. La souffrance fait partie de la vie.
L’espoir peut être trouvé à travers de multiples voies (le contact avec la nature, la méditation, la prière, l’exercice, les arts entre autres) et essentiellement dans la compagnie des autres. On peut ne plus avoir l’espoir de la guérison d’un proche, par exemple, mais on peut découvrir que la vie peut se poursuivre d’une autre manière.
La continuité et le changement sont tous les deux nécessaires.
Conclusion
Précisons qu’une perte ambiguë n’est pas systématiquement un problème pour certaines personnes ou certaines familles qui parviennent à vivre avec sans complication notable.
Mais pour beaucoup, la perte ambiguë produit un deuil plus long et plus compliqué. L’incertitude rend la perte ambiguë probablement la plus douloureuse des pertes.
Il en résulte un chagrin chronique différent de ce qu’on appelle la dépression. L’aspect pathologique ne vient pas d’une défaillance de la personne mais des caractéristiques de la perte elle-même qui bloquent le processus de deuil.
La perte ambiguë n’est donc pas une maladie mais une situation stressante potentiellement dévastatrice.
Bibliographie
Pauline Boss PhD Emeritus Professor & Janet R Yeats MA, LMFT Marriage and family therapist (2014) Ambiguous loss: a complicated type of grief when loved ones disappear, Bereavement Care, 33:2, 63-69, DOI: 0.1080/02682621.2014.933573
Pauline Boss, The Trauma and Complicated Grief of Ambiguous Loss, Pastoral Psychol (2010) 59:137–145, DOI 10.1007/s11089-009-0264-0
Pauline Boss, Ambiguous Loss Research, Theory, and Practice: Reflections After 9/11, Journal of Marriage and Family 66 (August 2004): 551–566
Pauline Boss, Ambiguous loss, Learning to Live with Unresolved Grief, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts London, England 1999